Voici Gaëlle. Maman de 40 ans. Gaëlle est le résultat d’une expérience sociale catastrophique mais commune : le carambolage entre une accidentée de la vie et le féminisme de quatrième génération.
Trois enfants de deux pères différents, des hommes mal choisis et qu’elle déteste désormais, parce qu’elle se déteste de les avoir choisis. Un peu aussi parce que ce sont des cons. En recherche d’emploi, dans un HLM, Gaëlle est de ces mères courage dont on ne peut enlever l’énergie ni la vaillance.
Après avoir souffert de ses mauvais choix d’hommes, Gaëlle a opté pour la facilité : ne plus s’engager avec quiconque au-delà d’un certain point. Pour éviter ça, elle a fait comme toutes les femmes de son genre : prendre plusieurs amants. Seulement, Gaëlle a internet, Gaëlle s’ennuie, et Gaëlle est poreuse à toutes les modes. Un beau jour, ses navigations l’amenèrent à découvrir le dernier concept en vogue : le polyamour. Gaëlle s’est immédiatement reconnue dans cette mouvance novatrice et libératrice pour les femmes et en a fait son cheval de bataille, sa nouvelle communauté, sa nouvelle secte, sa dernière addiction en date. Gaëlle est polyamoureuse. C’est écrit sur son profil Tinder, sur son compte Twitter, et certainement sur son blog ou compte Instagram quelconque. Et elle invite les emmerdeurs qui ne connaissent pas à « chercher la définition sur Google ».
Nous nous sommes rencontrés sur Tinder, c’était son terrain de jeu. « Terrain » n’est pas un mot en l’air : elle faisait rentrer et sortir des joueurs à sa guise. Beaucoup en sortaient aussi de leur plein gré.
Nous nous sommes vus pour la première fois chez elle. Je n’avais qu’une grosse demi-heure, c’était parfait pour faire connaissance avec la garantie que ça ne dégénèrerait pas. Le contact fut agréable, elle parla beaucoup, m’écouta un peu. Je la confortai dans sa vision enfantine du polyamour et lui expliquai avoir moi-même plusieurs partenaires en même temps. Je n’allai toutefois pas jusqu’à oser me qualifier de polyamoureux, il faut bien rester honnête. La demi-heure fut des plus agréables, et nous comprîmes vite que nous avions des choses à faire ensemble. Baiser, en particulier.
Notre première fois, quelques jours après, fut mémorable. Gaëlle avait deux des qualités que j’apprécie chez une femme : elle savait jouir vite, et à répétition. Pour un fétichiste de l’orgasme comme moi, c’est un cocktail explosif. J’aurais dû me méfier, j’ai une personnalité addictive. Et avec elle, c’était peu dire : je la fis jouir une quinzaine de fois en quelques minutes, juste avec ma langue, mes doigts, mes yeux, en faisant très peu de choses en fait. Il fallait simplement lui baiser le cerveau du regard pendant qu’on la bouffait. Et baiser une fille du regard, je sais faire. Entre deux vagues, elle s’exclama « mais tu sors d’où toi ?! ». Je pris cela pour un encouragement et lui en donnai cinq de plus.
La pénétration qui suivit fut lente et, toujours aidé de mon regard, il suffit que mon sexe arrive au plus profond d’elle une seule fois pour lui déclencher une nouvelle vague. Puis d’autres. Je crois n’avoir même pas joui cette fois-ci, tellement je voulais faire durer le plaisir mental qui m’envahissait. La vue de ses orgasmes m’enivrait. Dans ses pupilles dilatées, je crois avoir entrevu l’infini.
Nous nous revîmes plusieurs fois. Chez elle, chez moi. Nous nous offrîmes deux jours à la montagne. Un « mid-week » comme elle disait. Encore cette porosité aux mots à la mode. Elle parlait de moi, comme des autres, sur Twitter, en utilisant le terme « un amoureux ». L’un de ses amoureux. De ses plans cul en réalité, mais elle avait le sentiment facile. Après une quarantaine d’orgasmes, elle finit même par me le dire, qu’elle m’aimait. Elle confondait amour et endorphines, mais c’était touchant.
Il faut dire que ce « je t’aime » vint après une période de questionnement de sa part. Comme beaucoup avant elle, et d’autres après elle, Gaëlle n’avait pas su comment me ranger. Elle avait établi une échelle mignonne de ses amants, les positionnant sur des margelles numérotées de 1 à 10 sur les critères de la confiance qu’elle leur accordait, et de son niveau d’attirance pour eux. Moi, j’avais atteint les plus hautes marches en doublant immédiatement ses autres prétendants. Et comme d’habitude, ça lui faisait peur.
On ne dira jamais assez combien mes congénères masculins sont mauvais avec les femmes. Une fois la barrière de l’attirance passée, il suffit d’écouter, d’être sincèrement bienveillant, et de témoigner d’une normalité absolue pour immédiatement passer au-dessus du lot. La normalité bienveillante est la plus redoutable des armes de séduction. Elle déstabilise même les plus retorses, elle fait tomber toutes les barrières mentales que les femmes mettent à leurs sentiments. Mais les hommes ne savent pas reconnaître les signes d’attirance. Ils arpentent à tâtons un sentier accidenté et brumeux, s’arrêtant seulement lorsqu’ils cognent un rocher ou osent enfin prendre leur courage à deux mains pour franchir le précipice. Jusqu’à l’une de ces issues, ils continuent invariablement à tenter d’impressionner, de se singulariser, bref, d’apparaître bizarres. Ils restent donc au bas de l’échelle, ou au mieux sur les margelles intermédiaires.
Moi aussi j’aimais Gaëlle. En tout cas autant qu’on puisse aimer une mère quarantenaire avec trois enfants à charge, qui occupe tout son temps libre à coucher avec plusieurs hommes, et qui baise comme une déesse. C’est-à-dire raisonnablement. J’aimais Gaëlle raisonnablement.
Gaëlle était une accidentée de la vie. Une vraie. Pas de ces femmes paumées dans un monde trop complexe pour elles et qui s’inventent des traumas pour exister sur Twitter. Elle me raconta une partie de son adolescence et de ses premières années de femme : c’était vraiment pourri, et pas de sa faute.
Avec la quantité de gens, notamment de femmes, qui désormais ne vivent que de victimisation factice, il est de notre devoir moral de tout pardonner aux vraies victimes. Gaëlle était de celles-ci, je lui pardonnai donc tout. Les soirées de déprime à la consoler, lorsque les pères de ses enfants lui faisaient des mauvais coups. Ses plaintes consécutives aux insultes d’hommes frustrés qu’elle recevait, de façon pourtant prévisible, en réponse à ses tweets dans lesquels elle exposait sa « liberté » sexuelle. Son incompréhension totale des rapports de force sur le marché de la séduction, que je tentais de lui expliquer parfois, vainement, Gaëlle restant évidemment convaincue qu’il est plus facile d’être un homme qu’une femme dans ce bas-monde, et que la majorité de la gente masculine a des opportunités sur Tinder. Gaëlle avait eu une vie difficile, et s’imaginait que ses congénères qui se déversent sur les réseaux sociaux avaient toutes peu ou prou les mêmes raisons qu’elle de souffrir. C’était une vision naïve et confortable, elle se sentait appartenir à une grande communauté. C’était évidement faux. En réalité sa souffrance véritable était noyée derrière les mensonges et exagérations des autres. Mais que pouvais-je y faire ? Lui pardonner.
Je lui pardonnai même notre rupture. Elle pris la forme d’une engueulade bizarre un soir où j’essayais désespérément de comprendre un râteau que je venais de recevoir d’une autre femme. Étant clair avec Gaëlle sur notre relation non exclusive, je partageai avec elle mes réflexions, tant pour papoter que pour illustrer à quel point ma curiosité pour les femmes me poussait loin. Elle me répondit évidemment par une analyse naïve de la situation, teintée de psychologie de comptoir, qui ne m’avançait guère. Je ne sais pas si elle se vexa de mon scepticisme ou s’il y avait autre chose. Je crois qu’elle était en train de se faire larguer par un autre « amoureux » en parallèle. En tout état de cause, sa réaction fut d’abord un très peu classe « vous me faites tous chier ». Je lui fis remarquer le manque absolu de tact de cette remarque. J’eus pour toute réponse une photo de sa main, repliée en doigt n’ayant d’honneur que le nom. Ce doigt un peu ridé mais à l’ongle rouge bien verni de ces femmes usées par la vie mais qui savent faire bonne figure. Ce fut le dernier message que je reçus d’elle. Je n’eus ni le courage, ni le manque d’amour propre suffisant pour lui en renvoyer un de mon côté. Elle n’eut pas la délicatesse de revenir d’elle-même. Des excuses auraient pourtant été la moindre des choses.
Il faut dire que sa psy incompétente l’avait mise sous haute dose d’antidépresseurs depuis plusieurs jours, cela n’a pas dû aider.